Le monde du cirque est en émoi depuis qu’une vidéo, anonyme, a compilé sur Internet les ressemblances entre certains spectacles du chorégraphe et metteur en scène Yoann Bourgeois et ceux de plusieurs de ses pairs. Il s’en défend. Citée, Chloé Moglia a réagi avec délicatesse, sans nier son impression d’avoir été copiée.
Après la diffusion, le 5 février, d’une vidéo montrant des similitudes entre des extraits de ses spectacles et ceux d'autres artistes, des soupçons de plagiat pèsent sur le chorégraphe trampoliniste Yoann Bourgeois. « Faut-il crier au scandale dès lors qu’un artiste use d’un agrès, ou d’une technique, expérimentés par d’autres ? » s’est défendu le circassien de renom. Rôle crucial du contexte, porosité entre réminiscence, hommage et pillage, mauvaise foi des uns et des autres… “Télérama” démêle le vrai du faux.
La chronologie des faits
Le 5 février a été postée sur Vimeo une vidéo de dix minutes intitulée L’Usage des œuvres. Elle est anonyme – c’est là sa faiblesse, car lorsqu’on lance sur la Toile un brûlot pareil, on l’assume. Elle contient une démonstration implacable. Au fil d’une quinzaine de séquences montrant des extraits de spectacles du circassien Yoann Bourgeois en regard avec ceux de sept autres artistes créés antérieurement, elle met en cause le travail de celui-ci. Il n’y a pas de sous-texte, mais le message est clair : on tente de faire passer Yoann Bourgeois pour un « plagiaire ». Stupeur dans la profession. La vidéo devient virale.
lusagedesoeuvres from byehwmoh on Vimeo.
Le 9 février, sur le site d’Artcena (Centre national des arts du cirque, de la rue et du théâtre), Yoann Bourgeois répond à cette accusation par une tribune argumentée qui en appelle au débat pour contrer la vindicte publique dont il est l’objet. Le lendemain, 10 février, c’est au tour de Chloé Moglia – l’une des artistes dont l’œuvre est citée à plusieurs reprises comme plagiée – de s’exprimer par une longue adresse sur sa page Facebook (voir à la fin de l’article). Elle y revient sur ce qu’elle a ressenti, en 2014, quand elle a découvert Minuit, un spectacle de Yoann Bourgeois.
Pour le moment, les professionnels de la profession – directeurs de lieux ou de festivals qui ont, chacun leur tour, soutenu l’un ou l’autre de ces deux artistes – échangent sur l’affaire. Ils ne souhaitent pas réagir dans la précipitation : « pas sur le mode polémique trop souvent attaché aux réseaux sociaux, dit un membre de Territoires de cirque (association regroupant quarante-huit structures dont les Pôles cirque nationaux), mais en participant à une réflexion sur des sujets majeurs comme les droits d’auteur, la notion d’œuvre, de répertoire, de filiations ».
Qui sont les artistes impliqués ?
Chloé Moglia et Yoann Bourgeois, dont le différend par réseaux sociaux interposés est désormais public, sont tous deux grands artistes du cirque contemporain français. De ceux qui nourrissent nos espoirs et nos attentes quand il s’agit de création. Yoann Bourgeois, passé par le cirque comme par la danse (chez Maguy Marin), crée depuis une dizaine d’années des spectacles mêlant plusieurs disciplines circassiennes (jonglage et trampoline) et plusieurs arts cousins (danse, musique, vidéo). Il codirigeait, non sans succès, avec Rachid Ouramdane, le Centre chorégraphique national de Grenoble jusqu’à ce que ce dernier ne soit nommé, le 10 février dernier justement, au Théâtre national de Chaillot.
Emmanuelle Bouchez
6 minutes à lireChloé Moglia est l’une des rares femmes artistes de cirque à diriger une compagnie, Rhizome, depuis 2009. De spectacle en spectacle, elle mène une recherche pointue dans le domaine de la « suspension » qu’elle entend ainsi : parcourir lentement un trajet qu’elle dessine elle-même en se tractant par les bras le long de câbles installés à moyenne hauteur. L’inverse du travail de fildefériste… Athlète de haut niveau autant qu’artiste pensante, elle fait de son art un moyen d’habiter le monde : sans toucher terre… En suspens, son premier spectacle participant de cette recherche, créé en 2007 avec Mélissa Von Vépy, était fondateur. Par ailleurs, il faut noter que Yoann Bourgeois et Chloé Moglia se connaissent bien : elle a été l’une des premiers artistes associés du CCN de Grenoble.
Emprunter le même chemin… parfois sans le savoir
On s’étonne que ces choses n’arrivent que maintenant. Si tard. Et que la communauté des artistes de cirque n’ait pu dire plus tôt et directement à Yoann Bourgeois ce qu’elle avait sur le cœur. Certains étaient-ils trop pris par leur travail ? D’autres n’y avaient-ils guère prêté attention ou bien pas osé ? Tous les artistes cités ont-ils même eu conscience d’avoir été embarqués dans cette vidéo dénonciatrice ?
S’influencer entre artistes, voire s’imiter, c’est la pente naturelle de l’art, dans la peinture comme au théâtre, où l’arrivée de Bob Wilson, en France, en 1970, a, par exemple, été la source d’un renouveau dans lequel beaucoup se sont engouffrés. Mais l’histoire du cirque de création est toute récente et commence au début des années 80. Elle s’est accélérée ces vingt dernières années et la concurrence y existe pour le partage des moyens de production. Or l’art ne se crée jamais à partir de rien ni de personne. Les agrès comme les scénographies se renouvellent souvent en même temps, en fonction des modes. Certains empruntent parfois le même chemin sans le savoir. C’est l’air du temps.
L’absence de spectacles échauffe-t-elle les esprits ?
Ce n’est sans doute pas un hasard si cette polémique survient à un moment où les artistes sont privés de leur public. De leur raison de vivre. L’époque n’est pas favorable au dépassement des peines enfouies, mais bien plus à l’exacerbation du ressentiment, non sans violence symbolique (la page Wikipédia de Yoann Bourgeois a été aussitôt changée par des tiers et fait désormais mention de cette affaire). Yoann Bourgeois est un artiste en vue. L’un des rares à la tête d’une maison (un Centre chorégraphique national, en plus) qui lui donne les moyens immédiats de créer et de rayonner, y compris à l’international, quand les pôles cirque sont le plus souvent dirigés par des intendants.
Plagiat ou non ?
La vidéo est sans commentaire : le montage en fait la dramaturgie. Ainsi sorties de leur contexte et sans aucune explication, les images mises en parallèle sont, au premier abord, troublantes. Mais à des degrés divers, et d’une manière qui doit être relativisée. En 2014, dans Celui qui tombe, Yoann Bourgeois déploie sur sa scène – un plateau tournoyant emportant des corps en lutte contre le vertige – un propos radical sur l’équilibre et la vitesse du monde. Il est bien difficile d’y voir une parenté avec le principe du plateau ballant tel qu’il a été utilisé dans le travail de Lucien Reynès – datant de 2006 –, cité en contrepoint. Sinon qui, dans le cirque, de Lucien Reynès à Yoann Bourgeois, en passant par Aurélien Bory ou Mathurin Bolze, a la paternité des plans suspendus ou inclinés ? Combien de fois le spectateur assidu du cirque contemporain s’est-il fait la réflexion « tiens, j’ai déjà vu ça avant chez machin ! » avant d’être séduit (ou non) par la nouvelle proposition ? Très souvent. Les meubles qui dégringolent, les toiles qui s’écroulent ou l’échelle qui s’autodétruit sont quant à eux des gags que le cinéma burlesque nous a appris à aimer. Ces figures n’appartiennent plus à personne depuis longtemps.
Yoann Bourgeois a eu de nombreux complices et partenaires (dont Lucien Reynès, encore, en 2018). Dans son texte publié sur Artcena le 10 février, le créateur attaqué reconnaît la filiation avec Monsieur Culbuto, inventé en 1997 par l’artiste de rue nîmois Pierre Pélissier. C’est en s’inspirant du jouet géant de ce dernier qu’il a construit ses personnages de corps-culbutos qui ont captivé – entre autres – le public du Panthéon lors de l’édition 2017 de Monuments en mouvement. Il y a eu une « négociation serrée sur les droits d’auteurs », écrit Pierre Pélissier dans les commentaires sous la vidéo. Une séquence sortie de son contexte ne dit donc pas tout de la recherche menée, du travail avec d’autres, et de la globalité d’une écriture. C’est la défense de Yoann Bourgeois et elle est légitime.
En revanche, il y a des images tout à fait insolites qui sont signées, léchées et travaillées. Qui ont marqué l’histoire du cirque et que l’on retrouve presque telles quelles. Voilà qui embarrasse davantage. Ainsi celle, par exemple, de Camille Boitel dans son Homme de Hus, spectacle qui fut un choc en 2003. Inspiré par le personnage biblique de Job, il est un pauvre hère vêtu d’un long manteau, empêtré dans un mikado de bois. Huit ans plus tard, dans L’Art de la fugue, on retrouve, Yoann Bourgeois en costume sombre, coincé dans un même type de fatras. Réminiscence inconsciente, citation, hommage ou plagiat ? On voudrait bien le savoir : se sont-ils parlé en amont ?
Chloé Moglia a donc témoigné de son expérience dans un long texte qui avance avec délicatesse, entre volonté de ne pas mettre le feu aux poudres et désir pressant que son émotion soit reconnue. Elle évoque ainsi ce qu’elle éprouve en 2014, au Théâtre des Abbesses, face à Minuit, spectacle de Yoann Bourgeois : « Je regarde ces six présences suspendues à cette perche positionnée face public. Tout est tel que nous l’avions conçu, Mélissa Van Vépy et moi, en 2007. Tous sont traversés par ce même principe : tenir le plus longtemps possible, jusqu’à choir, les uns après les autres, inexorablement. Il n’y en a plus que quatre, trois, deux, puis plus qu’un, et ce dernier finit par lâcher aussi. À voir cette séquence, à mes yeux quasi identique, placée au sein du spectacle de Yoann, j’ai été littéralement “saisie”. Je me souviens très précisément que je n’ai pas su comment réagir. Je me souviens aussi que je m’en suis voulu. Et même que j’ai eu honte. »
On ne tranchera pas ici. La limite étant si délicate à définir. Yoann Bourgeois parle de « motif », quand Chloé Moglia identifie davantage une séquence copiée-collée de son œuvre. La différence d’appréciation a des conséquences juridiques. Aux artistes de savoir s’ils veulent faire jouer la question des droits d’auteur devant la justice. Mais avant d’en venir aux tribunaux, il serait bon pour l’écosystème du cirque de débattre de tout ce que cette affaire peut soulever comme questions, de manière sereine et transparente. Dans la confiance.
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