Au début des années 1970, le régime franquiste finissant choisit ce slogan pour vanter l’exotisme du pays, qui commence alors à attirer des millions de touristes européens.
España es diferente. L’Espagne est différente. Au début des années 1970, le régime franquiste finissant choisit ce slogan pour vanter l’exotisme du pays, qui commence alors à attirer des millions de touristes européens. Derrière les mots simples et apparemment creux de la langue publicitaire se cache en réalité la tragédie de l’Espagne: est-elle un pays européen parmi d’autres ou s’est-elle mise, à un moment donné de son histoire, en marge des grandes évolutions économiques et politiques du continent? Vingt-cinq ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Espagne demeure le seul grand pays européen encore gouverné par un dictateur et, en dépit de la remarquable croissance économique des années 1960, encore très en retard sur les économies de ses voisins au nord des Pyrénées.
Depuis le xviiiesiècle, les autres États européens considèrent l’Espagne en marge de la modernité. L’article «Espagne» de l’Encyclopédie méthodique de Panckoucke, publiée en 1782, va résumer pour deux siècles leur opinion sur l’Espagne: «Aujourd’hui le Danemark, la Suède, la Russie, la Pologne même, l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre et la France, tous ces peuples ennemis, amis, rivaux, tous brûlent d’une généreuse émulation pour le progrès des sciences et des arts! Chacun médite des conquêtes qu’il doit partager avec les autres nations; chacun d’eux, jusqu’ici, a fait quelque découverte utile, qui a tourné au profit de l’humanité! Mais que doit-on à l’Espagne? Et depuis deux siècles, depuis quatre, depuis dix, qu’a-t-elle fait pour l’Europe?» Un certain nombre d’intellectuels espagnols reprennent ce préjugé à leur compte. En 1916, Manuel Azaña1 évoque «le divorce de l’Espagne d’avec l’orientation générale de l’Europe», avant d’ajouter: «Pendant que nous dormions, les autres nations ont inventé une autre civilisation qui nous est étrangère, dont nous souffrons d’être exclus et à laquelle nous devrons nous intégrer si nous ne voulons pas cesser d’exister.»
Cet article a pour objectif, en passant en revue les grandes dates de l’histoire de l’Espagne, de comprendre la spécificité de ce pays tout en nuançant largement l’idée selon laquelle il serait un monde à part, incompréhensible selon les grilles de lecture qui permettent habituellement de saisir l’évolution des autres nations européennes.
-218 à -123 : La conquête romaine
Après la résistance à l’occupant, un processus d’acculturation

Commençons par les ressemblances: comme pour la France voisine, le territoire de ce qui deviendra l’Espagne est peuplé, dès le Paléolithique, par des populations de chasseurs qui laissent de remarquables peintures rupestres (notamment dans la grotte d’Altamira) qui ne sont pas sans rappeler celles que l’on trouve en Dordogne. La côte orientale voit arriver dès le début du premier millénaire avant JC des commerçants phéniciens puis, à partir du viesiècle avant JC, des Grecs qui fondent des comptoirs à Rosas et à Ampurias, comme ils se sont installés à Marseille et à Nice. Au même moment, les Celtes franchissent les Pyrénées et se fondent dans le substrat ibérique. Ce sont ces peuples celtibères qui subissent, à partir de -218, l’invasion des armées de Rome. Mais, contrairement à la Gaule, entièrement conquise en six années, ce n’est qu’après deux siècles que Rome parvient à s’installer sur l’ensemble de la péninsule ibérique: au début du règne d’Auguste (-27), celle-ci, désormais désignée sous le nom d’Hispania, est complètement intégrée à l’Empire. Résistance acharnée des peuples conquis, certes, mais surtout faiblesse initiale de l’organisation romaine.
La République romaine n’intervient en Espagne que pour couper la route terrestre que les Carthaginois ont empruntée pour menacer la péninsule italienne. La défaite de Carthage et d’Hannibal consommée en -206, la conquête totale du territoire ne nécessite pas que Rome y engage toutes ses forces. Quel héritage laissera Rome à l’Espagne, outre son nom? D’abord sa langue, le latin, qui se transforme au cours des siècles en castillan, catalan et galicien, et fait disparaître les langues primitives –à l’exception notable du basque, dans une région où la présence romaine a été très faible; ensuite, un réseau de villes (Tarragone, Saragosse, Mérida…) dont les structures se retrouvent dans les cités contemporaines –il y a une continuité entre le forum antique et la plaza mayor– et des monuments remarquables (amphithéâtre de Mérida, aqueduc de Ségovie); et surtout le sentiment donné à des peuples divers d’appartenir à une communauté supérieure participant de la même civilisation.
Ve-VIIIesiècle : Le royaume wisigothique
La formation d’une communauté politique et religieuse

Comme la Gaule romaine, l’Hispania subit, à partir du début du vesiècle, le choc des invasions barbares. Arrivés par vagues successives de 409 à 507, les Wisigoths construisent et installent un royaume unifié dont Tolède devient la capitale. Sous l’autorité de leurs rois, la péninsule ibérique forme une communauté politique, juridique et religieuse unifiée et indépendante. Cette époque produit un intellectuel qu’on serait tenté de qualifier de «philosophe national»: Isidore de Séville (560-636), dont L’Histoire des Goths est le premier témoignage d’un patriotisme espagnol. Par ailleurs, dans ses Etymologiæ, Isidore opère une synthèse entre la culture des Anciens et la nouvelle foi chrétienne. Cette œuvre aura une influence immense dans le reste de l’Europe.
Ces trois siècles de royaume wisigothique laisseront une empreinte considérable, moins dans les monuments, dont il ne reste presque rien, à peine dans la langue –quelques prénoms, dont Rodrigo, qui vient du germanique Roderic–, que dans les mentalités, où se conserve, après la conquête musulmane, l’idée d’une Espagne chrétienne perdue à l’islam et qu’il convient de restaurer.
711 : L'invasion musulmane
Une suprématie écrasante pendant quatre cents ans
En avril 711, une armée musulmane conduite par Tariq, appelée par une faction de l’aristocratie wisigothique qui conteste l’attribution de la couronne au roi Rodrigue, franchit le détroit de Gibraltar. Rodrigue est tué à la bataille de Guadalete, mais Tariq ne rentre pas au Maghreb et continue sa progression en Espagne. En quelques années, le pays est totalement soumis, à l’exception des régions montagneuses du nord-ouest (monts Cantabriques, Pyrénées occidentales), foyer chrétien résiduel d’où partira la Reconquête.
N’imaginons pas l’Espagne musulmane comme un pays occupé par une armée étrangère qui s’imposerait à un peuple chrétien gémissant sous le joug et attendant sa délivrance. Les conquérants sont une infime minorité et, s’ils parviennent à maintenir pendant plusieurs siècles leur mainmise sur la péninsule, c’est parce que cette domination est acceptée par les peuples déjà installés. Les populations rurales se convertissent facilement à l’islam. Les chrétiens, qu’on appelle mozarabes, se maintiennent principalement dans les villes, où ils peuvent exercer librement leur culte et participer à la vie publique moyennant le paiement d’un tribut. Les Juifs, persécutés dans le royaume wisigothique, s’intègrent facilement dans ce nouvel ensemble où leur existence est reconnue. L’arabe s’impose comme langue de communication et de culture. Se met alors en place une société intégrée dans le très vaste ensemble musulman qui va des Pyrénées jusqu’à l’Indus, où la coexistence relativement harmonieuse des divers groupes religieux et ethniques qui la composent permet l’épanouissement d’une civilisation originale. Son apogée se situe au xesiècle, sous le règne d’Abd al-RahmanIII (912-961), dont la capitale, Cordoue, est un grand centre de la vie économique, intellectuelle et culturelle de l’époque.
985 : L'émergence de la Catalogne
Un sentiment d’indépendance né de l’abandon de Charlemagne

L’une des spécificités de l’Espagne est l’existence en son sein d’identités régionales très fortes qui refusent de se fondre entièrement dans un ensemble castillan. On a vu plus haut que le Pays basque, à peine touché par la romanisation, a conservé sa langue si particulière, qui a fondé et continue de fonder un sentiment national qui pousse une partie de sa population à revendiquer, y compris par la violence, l’indépendance du reste de l’Espagne. La C